lundi 31 mai 2010

La guérilla des images: vers une pragmatique de l'image

La Guerre du Golfe (1990-91) avait marqué un tournant important dans l'imagerie et la communication de guerre.
L'image n'y était plus utilisée simplement comme élément de propagande pour véhiculer un message idéologique, mais véritablement comme une arme asphyxiant littéralement l'adversaire et occultant l'information. L'image ne passait plus par le médium de la presse mais directement de la source combattante au public.

Cette utilisation de l'image la déconnecte de ses fonctions représentatives classiques: l'image n'est plus narrative car l'action qui n'est présentée ne l'est pas dans une fin de récit, l'image n'est plus analytique, il ne s'agit plus de comprendre ce qui est montré, l'image enfin n'est plus symbolique puisque ce n'est plus ce qu'elle montre qu'il faut regarder mais le fait même de montrer. Cet usage pragmatique de l'image a déconcerté le public qui ne sait plus vraiment ce qu'il faut regarder ni comment dans ce qui est montré et prend conscience peu à peu que c'est la source et le médium lui-même qui est important et non ce qu'il pourvoit.

Le développement de l'accès à l'image par la télévision surtout et l'Internet ou la téléphonie mobile a permis l'emploi massif de l'image dans ce nouveau sens.

La guerre livrée depuis 2001 entre la coalition américaine et l'extrémisme utilise l'image comme arme de guerre en s'envoyant communiqués et vidéos comme autant de missiles visant à déstabiliser l'adversaire, le désorganiser et le décrédibiliser.
Cela se passe encore entre des camps et des factions bien déterminées et assez bien localisées, ce qui se rapproche d'un conflit classique qui d'ailleurs est mené en parallèle avec des conséquences beaucoup moins virtuelles.

Mais cet usage de l'image accompagné du développement de son exploitation fait qu'un glissement s'est opéré d'un usage belliciste classique entre des opposants clairement délimités vers une véritable guérilla de l'image.

L'Internet est arrivé maintenant à un stade de maturation tel qu'il devient un véritable fouillis où retrouver une information ou hiérarchiser des données devient presque impossible simplement parce que son usage est devenu si simple que chacun peut l'utiliser à sa guise. Cet apparent déclin de l'Internet par son manque de lisibilité et de contrôle est justement la marque d'un changement d'attitude et de comportement à son égard. Cela signifie qu'il échappe à une censure efficace et donc peut devenir un support de résistance justement du fait de la difficulté de le régir. À cela s'ajoute la facilité maintenant de fabriquer de l'image techniquement de qualité et de la diffuser avec une certaine fiabilité. Il devient extrêmement simple de créer un support média voire une chaîne de télévision sans un matériel très poussé ou onéreux. La maîtrise technique de ces outils également s'est démocratisée à un rythme foudroyant.

De sorte que lorsque des soldats arraisonnent une flottille humanitaire pour en bloquer l'avancée, ce n'est pas avec des carabines qu'ils sont accueillis mais avec des caméras. La caméra de vidéo est devenue une arme légère qui désamorce la violence directe entre deux combattants pour la déplacer sur le terrain des opinions ou peut-être du témoignage, invoquant une réponse de l'Histoire avant même un acte avec le paradoxe de ne plus agir réellement mais simplement virtuellement ou symboliquement.

Chacun armé d'une caméra et l'utilisant non plus pour monter l'action ou l'interaction entre deux personnes mais pour agir avec elle (le soldat tire sur le cameraman) dissout les deux camps comme des entités claires et distinctes pour faire de chacun un combattant potentiel pour une cause qu'il décide et non plus pour un groupe dont il est le simple soldat. L'image en ce sens devient celle d'une guérilla.

Cette nouvelle forme de conflit par l'image surprend par sa rapidité, sa malléabilité et sa réactivité. En temps direct elle peut arroser le monde entité d'une image qui est partisane car celle de l'un des belligérants, brute, sans explication aucune des causes ou du contexte, et générale sans cible aucune qu'un appel à l'extérieur (montrer sans chercher très bien à s'adresser à quelqu'un).

Cette image est par conséquent de mauvaise qualité tant dans sa technicité que dans sa construction et son propos, mais devient un acte communicationnel: peu importe ce qui est montré, l'important est de montrer.

Il est fort à parier que ce nouvel usage de l'image va entraîner une réaction vive et forte des monopoles classiques du pouvoir tant par une contre-utilisation par asphyxie, propagande et restriction des moyens de communication. Mais il est déjà trop tard.

Reste maintenant à comprendre et étudier cette nouvelle pratique de l'image en tant que pragmatique.

mardi 18 mai 2010

Le dilemme de la captation.

Comment filmer le spectacle vivant?

Toute la question est dans la notion même de “captation" avec le paradoxe qu'elle soulève de vouloir figer un instant, pérenniser une performance. Le spectacle vivant, par définition est soumis aux aléas des circonstances de la représentation, ou, pour être exacte, de la présentation, car chaque jeu sur scène est différent de tout autre et chaque soir la pièce est créée ou recréée. Le spectacle vivant, parce qu'il est vivant s'écoule avec le temps: on ne peut jamais voir deux fois la même pièce.

La captation utilise un support qui permet de fixer l'instant de sorte qu'il puisse être présent au futur et donc jamais passé. Contrairement au spectacle vivant on voit toujours le même film. S'il diffère c'est ou bien que ce n'est pas le même (le montage a été modifié par exemple) ou bien cela est lié aux circonstances de projection (un DVD rayé ou un projecteur qui s'enraie) mais non au film lui-même.
Un film est abstrait, il découpe le temps pour le contraindre et saisir l'image des choses pour les rendre atemporelle. L'homme meurt, pas son image.

Comment concilier ces contraintes?

Deux options se dessinent: la première consiste à prendre le parti de l'instant et de filmer la performance sous forme de témoignage: ça s'est passé ainsi. L'idée sera donc de prendre en plan large la scène de manière à incorporer dans le cadre les circonstances particulière, en particulier le public. Les imperfections du jeu voire de la captation elle-même rendront le caractère fragile du spectacle vivant. Cependant cette méthode n'est pas à proprement parler une captation du spectacle, mais un témoignage de celui-ci. Ce n'est pas le spectacle que l'on montre mais une performance en prenant en compte les circonstances qui si elles sont importantes pour le spectacle ne sont pas pour autant incluses dedans.

Une seconde option, plus radicale, consiste à séparer complètement la performance de ses circonstances en jouant hors contexte la pièce, c'est-à-dire spécifiquement pour la caméra. L'éclairage n'est pas alors celui de la représentation publique mais adaptée aux nécessités de la caméra, et le jeu d'acteur lui-même est accommodé aux besoins du cadrage. Cette technique vise à adapter la représentation au film et de la transformer en théâtre-filmé. Cette méthode est proche de celle de l'enregistrement d'un morceau de musique pour le disque: on joue en studio ou en milieu adéquat pour la mise de son et d'image ici et étalonne le montage au tournage quitte à faire différente prise pour les meilleurs raccords. La spontanéité est perdue au profit de la qualité et ce qui est montré est en quelque chose la quintessence du spectacle ou sa représentation la plus abstraite au sens de la moins dépendante de toute contingence extérieure à la pièce elle-même. Si la qualité de la captation est indéniablement supérieure, l'essence du spectacle vivant est quelque peu perdue pour ne pas dire tout à fait ignorée. La question est alors de savoir pourquoi ne pas aller franchement plus loin en tirant un véritable film du spectacle. Quoi qu'il en soit il est difficile encore de parler de captation.

L'entre-deux est de tenir compte des circonstances tout en montrant que le spectacle ne se résume pas à elles et ne s'y réduit pas. L'idée est alors de filmer le spectacle à travers différentes représentations et de faire en montage de celles-ci. La fragilité du spectacle se retrouve dans le montage avec les différences de jeu et de circonstance. En montrant que la même pièce (mêmes acteurs, même texte...) peut se tenir dans différentes circonstances ou variations de celles-ci, il est possible de faire ressortir le noyau dur de la pièce, commun à chacune de ses présentations ou représentations.

C'est donc en forçant les contraintes du spectacle vivant et du film que l'on peut parvenir à un compromis qui, comme tout compromis ne garde pas nécessairement le meilleur de chacun, mais qui a au moins le mérite de proposer quelque chose de constructif.

Mais c'est parce qu'il reste une insatisfaction lorsqu'on adopte le point de vue de l'un ou de l'autre que la question ne peut être tranchée de manière définitive.