lundi 28 décembre 2009

De la valeur des choses et quelques paradoxes.

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Quelle est la valeur des choses?

La question n'est pas aussi anodine et il faudrait même y entendre quelques roulements existentiels par dessus. La valeur des choses c'est la valeur des choses qu'on achète ou qu'on vend mais aussi et surtout celle que l'on estime.

Ce matin je suis allé acheter une baguette et depuis la semaine dernière celle-ci a pris 5 centimes, bientôt 15 dans l'année et c'est la boulangerie du quartier où l'inflation est la plus contenue. Et c'est une baguette tout ce qu'il y a de plus ordinaire, le boulanger n'était pas content que je ne prenne pas la baguette de campagne à 1,20 euros, mais je n'avais même pas assez. Un peu plus tôt la pharmacienne m'a littéralement agressé en le hurlant dessus que mon médecin ne devait plus me prescrire de médicaments génériques et que j'étais un mauvais client parce que je ne voulais pas acheter autre chose que ce qui était indiqué sur l'ordonnance. Non je n'ai pas besoin de levure, de sirops, de fils dentaires ou je ne sais quoi d'autre.
La fin de l'année semble tendue pour tout le monde.

Un parent d'élève m'appelle pour un cours particulier. Je demande 30 euros de l'heure, pour tester. Il a fallu batailler pour avoir en avoir 25. Je sais que cela peut paraître beaucoup d'un certain point de vue mais j'avoue également avoir honte. 25 euros ce n'est même pas de la prostitution. C'est bien en de ça de ce que j'estime valoir pour une heure de coaching scolaire simplement parce qu'à 25 euros de l'heure je sais que j'aurais encore le regard noir du père et les remarques désobligeantes sur le système scolaire et les dons cachés de la fille, alors même que la mère est enseignante. Mais c'est partout pareil.

La différence est justement que maintenant la différence se fait sentir. À 25 euros de l'heure je fais de la garderie et dis “oui, oui". À 25 euros de l'heure ce n'est pas un docteur avec 10 ans d'expérience qu'ils “louent" mais un bac+3 boutonneux qui s'en contre fiche, à ce prix-là ce n'est pas un maître mais un esclave qu'ils auront. Après tout, moi, le bac, je l'ai eu et s'ils estiment que donner quelques cours sous-payés permettra de l'acheter à leur fille et bien ils se trompent.

Parce que le prix du pain est si cher, le prix de l'enthousiasme ou de l'engagement l'est tout autant.

Parfois j'ai honte. J'ai honte de faire ce que je fais au prix que je le fais. J'ai honte parce que j'ai honte de ne pas pouvoir payer le loyer en fin de mois, j'ai honte parce que je dois emprunter de l'argent pour manger, j'ai honte parce que je n'y arrive plus. Depuis longtemps j'ai peu à peu rogné et abandonné mes rêves. Depuis deux ans je ne vais plus au cinéma si ce n'est pour voir mes propres films. Je n'ai pas encore renoncé aux livres mais dans l'année je vais quitter Paris simplement parce que je ne peux plus y suivre le cours affolant des prix et des augmentations.

Cette honte c'est la mienne parce que peu à peu cette valeur à laquelle je n'arrive pas à me vendre ou me faire payer pour ce que je fais, déteint peu à peu sur moi, sur la valeur que je m'accorde, ma propre estime, mon amour-propre.

S'il y a une distance à partir du moment ou la fuite se transforme en agression, il doit y avoir un seuil auquel la soumission devient révolte. La question n'est pas tellement celle de l'argent mais de ce qui va avec, du regard que l'autre porte sur l'autre, la confiance ou le lien qui peut en émaner, sur lequel quelque chose peut se construire. À partir d'un certain stade l'ouvrier, celui qui fait ne se distingue plus de la machine, sauf que contrairement à elle, lui en souffre. Il ne s’investit plus dans son ouvrage simplement parce qu'il ne peut pas, il n'a plus la place pour le faire. Ce n'est pas une question de bonne ou de mauvaise volonté, mais simplement que s'il le fait alors il se dévalorise et s'il ne le fait pas il se protège. C'est une sorte de paradoxe économique de l'action. À 25 euros de l'heure je ne peux pas faire correctement mon travail sans aller à l'encontre de l'éthique qui me permet de le faire sereinement. À 30 une sorte de cercle vertueux se mettrait peut-être en place et je ferais plus qu'il ne me serait demandé simplement parce que l'estime serait là et l'enthousiasme prendrait le pas dessus.

Mais ça les gens s'en foutent et s'en contre-foutent. Si ce père de famille voulait aider sa fille il se soucierait un tant soit peu de l'enseignant. Mais c'est justement parce qu'il n'y est pas attentif que sa fille a besoin de cours. Autre paradoxe.
Si son pain était moins cher ou nettement meilleur, j'irais en acheter tous les jours. Si la pharmacienne était aimable je lui achèterais peut-être quelque chose. Mais elle ne peut l'être parce qu'elle ne fait pas son chiffre, il ne peut-être bon parce qu'il estime payer trop de charges, etc.

Le lien social est là, dans cet invisible ineffable et impalpable et pourtant si tangible et si présent.

A force d'économie de bout de chandelle tout part à vau l'eau. Voyez-vous, ce pauvre père de famille, sa fille va devoir suivre des cours pendant un semestre entier à raison de plusieurs par semaine simplement pour que je puisse m'y retrouver en fin de compte et cela sans aucun égard pour les résultats de sa fille. S'il y avait regardé à deux fois, en deux heures elle aurait son bac, parole juré craché, deux pauvres heures à 30 euros. Et bien pour 40 heures à 25, je ne suis pas certain qu'elle l'ait voyez-vous. Le pire est que lui aura perdu son argent et moi mon honneur.

La valeur des choses...