mardi 26 août 2008

Le temps et la question de la propriété réelle des biens fondamentaux

La littérature sur le temps abonde et toutes les argumentations ont sinon été bien épuisées au moins été abordées quant à la défense d'une temporalité cyclique, elliptique ou linéaire.

Lorsqu'on aborde la question du temps vécu il est impossible de ne pas considérer la représentation de l'existence par l'agent dans la temporalité. Pour le dire d'une manière un peu brutale, l'agent cognitif se moque passablement de ce qui ne l'affecte pas d'une manière ou d'une autre. Le temps sera donc considéré avant tout comme une dimension dans laquelle des possibles accessibles à l'agent peuvent advenir qu'ils soient déjà advenus, qu'ils auraient pu advenir, qu'ils adviennent ou pourraient advenir. Cette accessibilité de possibles est ce que les existentialistes appelaient le pro-jet, ou pour le dire plus simplement le projet, c'est la question que l'on pose à l'enfant ou au chômeur “alors, que vas-tu faire de ta vie?".

On pourrait penser que le projet s'inscrit dans la temporalité. C'est parce qu'il y a un futur qu'on peut demander ce que l'on fera dans quelques années, sans se départir tout à fait d'une notion linéaire de projet, mélange hérité de la chrétienté et des Lumières.

Le projet est en fait indépendant de la temporalité, du moins il peut s'en dissocier. S'il est vrai qu'il est possible de rendre compte de notre vie mentale en terme de continuité linéaire tendant vers un progrès, il est également possible de rendre compte d'un mode de vie dans lequel le projet ne serait pas une projection dans l'avenir et tendant vers un but, mais comme le déroulement de repaires. Cette forme de temporalité est cyclique mais non pas au sens d'un éternel retour mais plutôt de celui du cycle des saisons. Les saisons reviennent périodiquement sans jamais être vraiment les mêmes. Ce sont des repaires comme les repas, les nuits ou les périodes de sommeil peuvent être des repaires.

Le drame d'une partie de la société est qu'elle se cale sur cette forme de temps alors que la majorité fonctionne sur un point de vue linéaire progressiste. Cette frange de la population est dé-socialisée car ne joue pas le jeu, par exemple elle ne cherche pas à gagner de l'argent, à s'établir, à obtenir une meilleure position sociale ou à préserver ses acquis. Non, elle vie dans une sorte de présent mais qui lui-même est distendu. Ce n'est pas un présent au sens d'un ‘moment' ou d'un ‘instant' comme le préconise le carpe diem, mais c'est un flottement durant lequel se réalise un laps entre deux repaires: entre manger et dormir par exemple; un entre-deux. Le temps est dilaté en fonction de ce qui l'occupe et du monde d'activité, il peut être extrêmement distendu comme nous le rapporte les relations de voyage dans les régions polaires par exemple. Je me souviens d'un passage de Nansen lorsqu'il est coincé avec un coéquipier sur l'archipel François Joseph et qu'il raconte que ce qu'il prenait pour des journée s'étalait en fait sur des plusieurs dizaines d'heures et qu'en définitive une journée pour eux finissait par durer 72 heures, les repaires telle que l'alternance jour/nuit n'étant pas présente dans ces régions.

Le même phénomène peut advenir sous nos latitudes et se traduisent par des cycles perturbés du sommeil, des insomnies, des cycles déréglés d'alimentation, des difficultés de concentration, des comportements violants ou au contraire trop calmes, bref autant d'attitudes qui ne conviennent pas trop à une vie en société.

Mais si ces modes de vies sont condamnables ce ne peut être que sur une base de santé de l'individu. L'expérience involontaire de Nansen, qui a plusieurs fois été depuis refaite en particulier dans des grottes, montre qu'il est tout à fait possible de vivre normalement sur d'autres repaires et même faudrait-il peut-être dire, sur des repaires propres à l'agent cognitif, entres autres, les fameux cycles biologiques. En ce sens ce n'est pas condamnable rationnellement.

Il est fort probable que la majorité des personnes dé-socialisées soient en fait parfaitement “normale" au sens psychologique et médical du terme, bien qu'elles ne s'accordent pas avec le rythme de vie “imposé" par la société. Certains choisissent volontairement un mode de vie décalé alors que d'autres en sont victimes, réduites à s'écarter de la norme car incapables de s'y plier.

Mais si une telle perception et conception du temps ne collent pas à une société branchée sur la linéarité vers un mieux, cela ne signifie pas pour autant qu'elle soit négative. Si l'existence n'est plus pendue à un bâton et une carotte elle peut s'avérer plus créatrice, contemplative ou simplement moins stressante, mais ceci, évidemment, si elle n'est ni jugée ni comparée à une norme sociale. Or c'est le propre de la vie en société que d'ériger des normes et des diapasons.

La question qui se pose alors est celle de la possibilité réelle qu'une vie en société pour tous les êtres humains. Si de manière prescriptive il est concevable que tout être humain vit ou doit vivre en société, de manière descriptive on voit que cela n'est pas si simple. Les raisons peuvent être multiples: peut-être que tout être humain prend pas à une société uniquement si celle-ci est parfaite, ou bien peut-être qu'essentiellement certains ne peuvent pas vivre en société, ou bien encore, peut-être que tout être humain doit et peut vivre en société mais que celle-dit doit laisser une place à certains qui n'y prennent pas part directement. Forme d'associable sociablité rousseauiste.

L'inconvénient dans notre société française actuelle est que la prédominance de la linéarité progressiste alliée à une notion de responsabilité individuelle mêlée de destin et d'autonomie conduit à considéré chacun comme responsable de sa situation et qu'il ne mérite que ce qu'il a. Ainsi un sans domicile fixe sera tombé dans la panade par dépression nerveuse, aléas économique ou décision personnelle mais quoi qu'il arrive a toujours la possibilité de s'en sortir. Si en un sens c'est vrai ce n'est pas pour autant facile.

Une situation d'échec sans perspective peut conduire ou bien à une dépression carabinée pouvant aller jusqu'au suicide, ou bien à un structuration différente du mode de vie sur des repaires accessibles, le monde des possibles ayant changé avec la situation. Imaginons quelqu'un qui pour une raison ou une autre se trouve en difficulté sociale, c'est-à-dire qu'il ne peut plus suivre la course effrénée vers le progrès et le mieux dans les limites des heures et des journées imparties et qui pour une raison ou une autre au lieu de sombrer dans des idées noires restreint le champ de ses possibles accessibles à une liste modeste et réaliste. Sa vie va devenir morne au yeux de certains mais réglée et sûre en réalité, tout comme l'étaient les journées de Nansen sur son archipel. Manger, dormir, marcher. Rien de palpitant, des habitudes, des répétitions de la même chose, des repaires stables et immuables. Un tel être humain pourrait vivre des années sans même s'en apercevoir et vivre très bien d'un point de vue mental et médical, sans jamais sombrer dans la folie et même en pouvant développer une imagination débordante. Remettre un tel être humain dans le “droit chemin" de la “société moderne" serait particulièrement difficile voire tout à fait impossible, mais il n'en reste pas moins qu'une telle personne pourrait-être heureuse et épanouie au sens de l'individu au moins. Et pourtant une telle personne viendrait certainement à dépérir assez rapidement et à frôler la folie par un état sanitaire délicat: la crasse, la malnutrition et les maladies en aurait vite raison.

Or ces raisons sont contingentes et il faudrait remettre les choses dans leurs contextes pour être honnête. Avez-vous déjà essayé de vous laver dans une grande ville comme Paris lorsque vous n'avez pas de logement ni trop d'argent à dépenser? C'est possible mais difficile. Pareil pour manger. Pareil pour dormir au sec. Ces conditions de vie ne sont pas des conditions “normales" parce la société telle qu'elle est organisée les accapare pour les intégrer à son propre mode de fonctionnement. À l'État de Nature, si jamais, un tel individu pourrait vivre d'eau fraîche et de verdure. Or ce sont des denrées disparues de nos villes et même peut-être de nos campagne.

La société pourrait fonctionner en laissant des espaces disponibles pour des actions simples et vitales sans nécessairement devoir “assister" ceux qui les fréquentes. Des fontaines par exemple, des bains publiques et peut-être même des cantines. Sacrilège me criera-t-on, ça ne ferait que ruine l'économie et voler les justes propriétaires de ces richesses au profit de parasites. Certes, c'est là que le bât blesse. Le bât blesse parce que l'eau est devenue une propriété de certain, que l'espace est devenu une propriété de certains, que la nourriture, l'abris et même le temps sont devenus la propriété de certains.

La question qu'il faut se demander alors, en ce début de XXIe siècle et avec les bonnes intentions morales, écologiques, humanistes et humanitaires que notre société veut bien se donner, est celle de la propriété réelle de certains biens. L'eau doit-elle appartenir à Véolia ou bien à l'humanité? Et ce pour chacun des biens premiers. Si on accorde à certain la possession de ces biens, alors il est juste de reconnaître qu'ils peuvent en être dessaisis et destitués par d'autres. C'est ce qu'on appelle une guerre comme celles qui nous attendent au sujet de l'eau. Si au contraire on considère que ce sont là des biens qui appartiennent à l'humanité en propre et donc à personne en particulier alors chacun y a droit dans la mesure de ses besoins (ce qui ne signifie donc pas de manière équivalente mais bien égalitaire), et si ces biens coûtent alors chacun doit y participer à la mesure de ses possibilités (qui ne correspondent pas nécessairement à ses besoins). Ainsi chacun, même un SDF a le droit (au sens de devrait avoir le droit) de se laver dans des bains publics, d'être soigné dans des dispensaires, etc. Nous verrions alors que d'autres modes de vie seraient non seulement possibles mais auraient leur pleine place et part dans la société car ce sont en définitive comme cela que vivent les artistes, les penseurs et les inventeurs, lorsque par chance ils peuvent subvenir à l'existence avant que de vivre.

La moralité de cette histoire? C'est que peut-être l'homme qui au coin de la rue demande une pièce pour manger vit mieux que celui qui la lui donne, “vit mieux" au sens où il sait pourquoi il vit et ce qu'il vit (le fameux bonheur espéré de nos société). -Finalement peu sont ceux qui ont vraiment un projet de vie, beaucoup moins nombreux en tous les cas que ceux qui pensent en avoir en fuyant continuellement ce qu'ils auraient espéré avoir...

Une meilleure société reste encore possible, c'est toujours bon d'avoir de l'espoir.

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