lundi 3 mars 2008

Ce que doit être un scénario: un destin que l'on découvre au fur et à mesure.

La notion de scénario à quelque chose d'intéressant. Il arrive qu'on se demande parfois si un scénario doit représenter le monde tel qu'il est, si la fiction est un modèle ou une simulation de la réalité. Cette question ne se pose pas uniquement pour la fiction pure et encore moins sans doute lorsque des libertés sont ouvertement prises pour s'éloigner du réel, par exemple avec la science fiction ou le fantastique. Mais la question se pose belle et bien pour le documentaire. Aucun film documentaire n'est en prise réelle sur la réalité pour la simple raison que la réalité pure, abstraite de toute interprétation n'existe pas, du moins pour nous autres hommes. Tout au plus pouvons nous espérer tendre à l'intersubjectivité, et encore. Mais cela n'est pas une limite, bien au contraire. Si la réalité n'est pas donnée brute et nue cela ne signifie pas qu'elle n'est pas accessible. Cela demande simplement un travail d'analyse et d'étude approfondie. C'est la différence entre une radiographie et une photographie. Toutes deux montrent quelque chose. La première est brute mais plus inaccessible que la seconde. Il faut interpréter, comprendre et bien interpréter pour bien comprendre.

Or, il y a une autre voie que celle de l'interprétation. L'interprétation est dangereuse car elle éloigne plus encore du réel pour essayer de le construire ou de le reconstruire pour lui donner un sens, une perspective. Cette distance est autant de couches, de pelures qui font définitivement perdre l'espoir de l'objectivité. C'est critiquait Bergson et ce que reprochent les post-modernes.

En regardant à deux fois ce qu'est un scénario, il devient clair que c'est en miniature ce que l'on cherche à comprendre de la réalité. Il y a cette question permanente par exemple de savoir si tout est déjà joué d'avance, si les événements de demain sont déjà écrits quelque part dans le grand livre, si la causalité est nécessaire, s'il y a de l'a priori et plus largement si la liberté est ou non une illusion.
Restreintes au scénario, de théâtre ou de cinéma, les questions sont les mêmes mais avec une simulation de réponse. A priori le scénario est écrit, c'est-à-dire que dès le début, avant même le commencement, la fin est déjà écrite. Bien sûr les choses peuvent changer et changement souvent, mais quoi qu'il en soit les possibles dont déjà limités. Le paradoxe du scénario est de rendre vivant cet immense rouage de détermination, faire en sorte que les personnages, qu'ils soient des marionnettes ou non, qu'ils soient fatalistes ou rebelles aient l'impression de ne pas savoir ce qui va leur arriver, ou du moins d'en avoir tout juste des pressentiments tout en restant affectés et surpris lorsque cela leur arrive. Comment ménager ce suspense alors que tout est déjà joué d'avance?
Ce difficile exercice revient au metteur en scène et au réalisateur, mais pas uniquement. Cela est vrai pour la science fiction ou tout autre modèle qui se distancie volontairement de la réalité: il s'agit de rendre crédible l'histoire, c'est-à-dire que le spectateur, bien réel lui, comprennent les rouages de ce monde et consciemment ou non cette compréhension se basera d'une manière ou d'une autre sur la connaissance qu'il a du monde dans lequel il vit. La temporalité par exemple sera toujours interprétée par rapport à la linéarité de notre conception du temps; pareil pour l'espace, la causalité, etc. Il s'agit donc pour le scénariste de créer un nouveau monde mais pas à ex nihilo, à partir de rien, mais bien à partir du monde réel. Et cela est encore plus vrai pour le documentaire. Un film en prise directe dans aucun montage ni plan de réalisation ressemble fort peu à un documentaire. Ce film paraîtra très abstrait et vide à un œil mal aguerri. Le cinéma du réel est éminemment abstrait et difficile d'accès. Voyez par exemple les séquence “No Comment" sur Euronews. Voilà du réel pur, de l'image branchée directement sur le monde, et ce monde d'un coup devient complètement impénétrable et distant, incompréhensible car sans clé de lecture.

Le documentaire est scénarisé. Scénariser ne signifie par tuer le réel, non, mais au contraire le rendre accessible, compréhensible. Le scénariser c'est le joncher de clés d'entrée pour le rendre lisible à celui qui n'en possède justement pas a priori l'interprétation. Scénariser c'est écrire le réel, le découper, l'organiser: c'est faire des choix. Le scénariste, comme un démiurge doit alors ensuite faire en sorte que le spectateur ne sache pas la fin et ne puisse l'anticiper. Si c'est le cas, si les ficelles sont trop grosse alors il s'ennuie. S'il est surpris sans être choqué, alors c'est gagné. Il croira que le monde est comme ça, que c'est réel et que l'interprétation de ce qu'il a vu est la sienne, sa compréhension du monde. Le scénariste doit donc éviter de donner sa propre vision des choses au risque de propagande et de tromper le spectateur. L'interprétation de ce qu'il a vu doit bien rester son interprétation et ne pas être ou du moins pas uniquement, celle du scénariste.

Un bon scénariste est quelqu'un qu'on oublie. Qu'on oublie totalement. Il présente des choses les unes après les autres dans un enchaînement que le spectateur tente de dessiner de sorte qu'il se dise que tout peut arriver à tout moment mais que ce qui arrive en définitive est la seule chose qui pouvait, devait, arriver.

Le scénariste n'est pas un dieu à vénérer, ce n'est pas un gratte papier dont on peut se passer. C'est simplement quelqu'un qui fait bien son ouvrage, qui défriche le monde pour que ceux qui le suive s'écorchent un peu moins les mollets.

Dans le fond, le scénariste n'est qu'un Homme qui comme tous les Hommes qui se frottent au monde chercher simplement à le comprendre, peut-être pour s'en faire comme le maître et possesseur, au moins pour en être un spectateur lucide et émerveillé.

2 commentaires:

Mauricio Hernández a dit…

Salut Benjamin, voici quelques réactions suscitées par ta réflexion sur le scénario. (Tout est évidemment à discuter sous l’influence bénéfique d’une tasse de café).
Le réel du scénario, dans tous ses états (fiction et ailleurs) pourrait être le réel d’une idée, elle existe comme la concrétion d’une possibilité. Mais c’est pas l’interprétation qui nous éloigne du réel, elle existe à la fois comme possibilité exponentielle du contenu, il s’agit du retentissement des contenus exposés au temps, donc elle évolue, à bien ou à tort dans le temps. Donc l’objectivité pourrait se formuler en dégrées de neutralité, le film serait la première interprétation, la plus neutre, sur laquelle pourront s’appuyer d’autres interprétations.
Le scénario joue alors un rôle de prémontage, l’état du film avant (dans sa préexistence) et le film réalisé, au fond ne répondent qu’au simple fait d’articuler de morceaux du réel qu’on connote par le cadrage, le montage, le mixage ou bien le transcodage. Et même dans son unité minimale, un plan « du réel pur » comme tu le nommes, rentre dans l’interprétation du cadrage : première couche d’interprétation, dont la clé de lecture n’est pas importante. Si l’on voit un plan de rue, peut importe que ce soit la rue où j’ai grandi, ou une rue quelconque. Ce qui change ce plan c’est le contexte dans lequel il est montré, de là on dégage des niveaux de lecture possible, d’où ‘l’incompréhensible’ fluctuant.
L’essentiel d’un bon scénario serait alors d’échapper à la notion de fin. Son objectif unique reste articuler un sens avec ses moyens. Plus qu’un spectateur surpris l’on rêve d’être des spectateurs pensants, la vision du monde n’est peut advenir que de la maïeutique de l’image, rapport essentiel avec le sujet du film (parler de documentaire c’est inexact) puisque la rencontre du scénario avec le réel est déjà dialectique pure, le tou traduit dans le film final. Or si ce rapport n’existe même pas dans la création du film, si le film n’est qu’une mise en scène des vieux schémas narratifs, la pensée échoue dans le marais des idées préconçues. La pensée est protéiforme, un film en tant que réflexion et recherche l’est aussitôt.
Ce serait un peu trompeur de dire que le spectateur tente de dessiner les desseins invisibles du scénariste « de sorte qu'il se dise que tout peut arriver à tout moment mais que ce qui arrive en définitive est la seule chose qui pouvait, devait, arriver ». Là on touche la propagande. La vraisemblance n’est pas un axe important, elle ne devrait pas se poser comme un problème
La divergence pour moi se trouve dans « le rapport à la linéarité de notre conception du temps » où tu places l’interprétation du film, le temps à partir du XX siècle n’est plus linaire, donc on n’a plus besoin de la parabole, et là je peut pas résister de citer Lezama : « Bienheureux les éphémères qu’on peut contempler le mouvement comme image de l’éternité et suivre ébahis la parabole de la flèche jusqu’à ce qu’elle arrive à la ligne de l’horizon ». (Il faut se méfier de ma traduction littérale).
Dans ton film, tu articules la forme à l’intérieur du paysage de façon subtile, c’est pourquoi tu nous fais subir le destin du film, son parcours et sa rencontre, c’est une vision qui nous emmène vers le réel en état pur, grande réussite.

denegan a dit…

Salut et merci pour ces remarques intéressantes. Je suis d'accord avec toi tout en me questionnant encore beaucoup sur la question, donc elle n'est pas encore très claire pour moi.
S'il est vrai que le temps n'est plus linéaire ou que le cinéma n'a plus à se contraindre à cette linéarité, je crois que le scénario lui l'est, du moins, d'une certaine manière. Je suis d'accord avec toi pour dire que le cinéma joue un rôle de "première interprétation" qui conduit déjà sur la voie du "spectateur pensant" mais cette interprétation n'est pas encore intellectuelle ou n'a pas besoin de l'être. La rue montrée peut être n'importe quelle rue et n'a pas besoin d'être une rue en particulier, c'est une rue générique, universelle qui vaut pour toutes les rues comme le chien de l'histoire peut être brun ou roux, mais le spectateur doit, d'une manière ou d'une autre remplir cette idée pour la comprendre, lui administrer de la substance. Il y a un entre deux entre le sensualisme pur et l'abstrait desséché: l'espace que dans des travaux théoriques j'ai appelé "contenu cognitif" qui est particulier au sujet, à l'agent, mais qui est déjà un premier pas vers l'abstraction, la généralité qui permettra la communication entre les sujets. Tu parles de neutralité et je crois que tu as raison, ce n'est pas une intersubjectivité, ce n'est pas une abstraction pure, mais une possibilité d'interprétation et j'irais jusqu'à dire une invitation voire une injonction à l'interprétation. Passif devant un film autant ne pas le voir car on n'y verra rien. D'une manière ou d'une autre le film doit impliquer le spectateur ne serait-ce en l'intéressant quelque soit cet intérêt.
Le scénario est-il pour autant un pré-montage? Je ne sais pas. Je me demande si dans certain cas ce n'est pas une substance, une matière qui n'est pas encore un contenu, qu'il s'agit de mettre en forme et que le film rend concret. Le scénario ne serait pas une idée, pas un pré-découpage mais quelque chose d'autonome qui, habité, interprété donnerait un film. Je rêve d'un scénario comme d'une partition de musique, dont on aurait plusieurs interprétations plutôt que des remix et des citations.

Mais le scénario réclame une appropriation par le spectateur et en ce sens il réclame une temporalité qui n'est pas linéaire de manière brute et abstraite comme l'est le temps chrétien, mais est égocentré sur le spéctateur, c'est une mise en condition par rapport au spectateur, à son histoire, son vécu, ses expériences, sa spatialité (il est le centre de son environnement) et de sa temporalité (son rythme, ses desseins, etc.) et c'est à partir de ces conditions d'interprétation qu'il interprétera ou non le film. C'est donc une pré-interprétation qui est déjà plus qu'une simple passivité mais moins qu'une intellection. Le scénariste lui doit se baser la dessus et jouer avec cela. Le cadre est stricte et fixé, c'est celui de la cognition humaine, mais comme il s'agit de conditions, les possibilité sont immenses et infini par une combinatoire qui joue sur tous les tableaux et en particulier sur la verticalité comme tu le dis si bien. "Échapper à la notion de fin", c'est très juste. Emmener quelque part, voilà la fonction, je crois du scénario. S'arrêter avant la propagande tout en conduisant. C'est en cela, je crois que c'est une construction du réel, mais qui ne le dénature en rien, le révèle plutôt...
Mais il faut encore mûrir cette question difficile...